Sur le granite //

de l’allemand par Diego Rivero

Le granite était déjà, à l’époque la plus ancienne, une pierre singulière, et l’est devenu encore plus à la nôtre. Les Anciens ne le connaissaient pas sous ce nom. Ils l’appelaient syénite, de Syène, lieu situé aux portes de l’Ethiopie. Les immenses masses de cette pierre inspirèrent aux Egyptiens des œuvres immenses. Avec elle leurs rois érigèrent des obélisques à la gloire du soleil, et son rouge éclatant lui valut par la suite le nom de pyrrhopoecilos[1]. Les sphinx, les colosses de Memnon, les immenses colonnes font encore l’admiration des voyageurs, et encore aujourd’hui l’impuissant seigneur de Rome redresse les décombres d’un ancien obélisque que ses omnipotents aïeux firent tout entier venir des rives d’un continent étranger.

Ce n’est que récemment que l’on donna à ce minéral, de par son aspect granuleux, le nom qu’il porte maintenant, et à notre époque il eut d’abord à souffrir un bref moment d’avilissement avant de s’élever au rang qui pour tous les naturalistes est désormais le sien. Les masses immenses de ces obélisques et l’étonnante alternance dans la disposition de leurs grains amenèrent un naturaliste italien à croire que les Egyptiens les avaient compressés à partir d’une pâte liquide.

Mais cette opinion se dissipa rapidement, et les observations pertinentes de nombreux voyageurs finirent par asseoir la noblesse de ce minéral. Chaque excursion dans des montagnes inconnues confirmait l’ancienne expérience qui enseigne que le granite est ce qui existe de plus grand et de plus profond ; que cette pierre, que l’on apprenait désormais à connaître de plus près et à distinguer des autres, est le fondement de notre Terre, au-dessus duquel vinrent se former les autres montagnes, dans toute leur diversité. Elle repose, inébranlée, dans les plus profondes entrailles de la Terre, dressant ses croupes dont l’eau qui recouvrait tout jamais n’atteignit le sommet. Et de ce minéral nous ne savons pas beaucoup plus que cela. Constitué d’éléments connus mais d’une manière toute mystérieuse, son origine ne peut être située avec certitude ni dans le feu ni dans l’eau.

Diverse au plus haut point quoique dans la plus grande simplicité, sa composition présente d’infinies variations. L’emplacement et l’agencement de ses éléments, sa dureté, sa couleur changent avec chaque montagne, et souvent, prises isolément, les masses d’une montagne diffèrent au fil des pas, quoique vues dans leur totalité elles sont en même temps toujours semblables entre elles. Voilà pourquoi quiconque connaît le charme qu’exercent sur l’homme les mystères de la Nature ne s’étonnera pas que j’aie quitté le champ des observations, où j’avais l’habitude d’évoluer, et que, suivant une inclination des plus passionnées, je me sois tourné vers celui-ci. Je ne crains pas de me voir blâmer au motif qu’un esprit de contradiction a dû manifestement me conduire de la contemplation et de la description du cœur humain, de la partie de la Création la plus jeune, la plus diverse, la plus mouvante, la plus changeante, la plus délicate, à l’observation du plus ancien, du plus ferme, du plus profond, du plus inébranlable fils de la Nature. Car on me concèdera sans peine que toutes les choses de la Nature se maintiennent dans une cohésion rigoureuse, et que l’esprit investigateur ne se laisse pas volontiers écarter d’une chose qui est à sa portée. En outre, moi qui, du fait des fluctuations des opinions humaines et de leurs mouvements rapides en moi-même et chez d’autres, ai enduré et endure bien des choses, que l’on m’accorde le repos sublime que procure cette proximité silencieuse, solitaire avec la grande et murmurante Nature, et que me suive celui qui en a quelque pressentiment.

Ces opinions me rapprochent de vous, vous les plus anciens, les plus nobles monuments du temps. Assis sur un sommet haut et nu, embrassant du regard une vaste étendue, je peux me dire : Tu reposes ici à même une couche qui s’étend jusqu’aux plus grandes profondeurs de la Terre ; nulle strate plus neuve, nul amoncellement d’alluvions ne se sont déposés entre toi et le sol ferme du monde originaire ; tu ne marches pas, comme dans ces belles vallées fertiles, sur une tombe éternelle : ces sommets n’ont rien engendré ni rien englouti de vivant, ils sont avant toute vie et au-dessus de toute vie. En cet instant où les forces qui à l’intérieur de la Terre meuvent et attirent, agissent sur moi pour ainsi dire sans aucune médiation, comme les flux du ciel m’enveloppent de plus près de leur souffle influent, me voici porté à de plus hautes contemplations de la Nature, et tout comme l’esprit de l’homme anime toute chose, un tableau s’éveille en moi, sublime au point que je ne puis lui résister. Et je me dis en moi-même, en jetant un regard du haut de ce sommet entièrement nu d’où je distingue à peine quelque mousse croître à ses pieds, je me dis qu’il est pris d’un si grand sentiment de solitude, l’homme qui ne veut ouvrir son âme qu’aux plus anciens, aux plus primitifs, aux plus profonds sentiments de vérité. Oui, il peut se dire : Ici, sur le plus ancien, l’éternel autel, élevé directement sur la profondeur de la Création, j’offre un sacrifice à l’essence de tous les êtres. Je sens les premiers, les plus fermes commencements de notre existence ; j’embrasse du regard toute l’étendue du monde, ses vallées aux pentes les plus escarpées comme les plus douces et ses lointains et généreux pâturages ; mon âme s’élève au-dessus d’elle-même et au-dessus de tout, et s’approche du ciel où elle aspire. Mais bientôt le soleil brûlant réveille ses besoins humains, la soif et la faim. Il cherche du regard ces mêmes vallées que son esprit, dans son élan, dépassait déjà, il envie les habitants de ces terres aux sources nombreuses, qui sur les débris et les décombres, d’égarements et de présomption, ont dressé leurs heureuses habitations, raclent la poussière de leurs aïeux et satisfont paisiblement les maigres besoins de leurs jours dans les limites d’un espace réduit. Préparée par ces pensées, l’âme s’élance vers les siècles passés, elle se représente toutes les expériences d’observateurs attentifs, toutes les suppositions d’esprits ardents. Cette falaise, me dis-je, se dressait dans les nuages, plus escarpée, plus hérissée, plus élevée, lorsque ce sommet dans les eaux antiques était une île entourée de mer ; autour d’elle sifflait l’esprit qui pesait sur les flots, et dans ses vastes entrailles se formèrent à partir des décombres du mont originaire les plus hautes montagnes, et, à partir de leurs décombres et des restes de leurs habitants, les montagnes ultérieures et plus lointaines. Déjà la mousse, la première, commence à naître, déjà les habitants de la mer et des coquilles sont plus rares à se mouvoir – l’eau s’abaisse, les montagnes les plus hautes verdissent, tout commence à grouiller de vie.

Mais bientôt de nouveaux épisodes de destructions viennent s’opposer à cette vie. Au loin s’élèvent des volcans furieux, qui semblent menacer de ruine le monde – inébranlé cependant demeure son fondement, qui me soutient encore fermement, tandis que les habitants des rives et des îles lointaines sont enfouis sous le sol perfide. Je détourne mon regard de toute contemplation vague pour le porter vers les roches elles-mêmes, dont la présence élève et affermit mon âme. Je vois leur masse se dresser vers le ciel, marquée de cassures confuses, ici droites, là obliques, tantôt s’étageant en une construction nette, tantôt comme jetées les unes sur les autres pour dessiner des amas informes – et au premier regard j’aurais presque envie de m’exclamer : Rien n’est ici dans son premier, dans son ancien état, ici tout est décombres, désordre et destruction. C’est précisément à cette opinion que nous parviendrons si, revenant de l’examen sensible de ces montagnes, nous nous retirons dans le cabinet d’étude pour ouvrir les livres de nos prédécesseurs. On peut y lire tantôt que le mont originaire est absolument entier, comme s’il était coulé d’un seul tenant ; tantôt que des failles formant différentes couches le divisent en strates et en bancs, eux-mêmes creusés en tous sens par un grand nombre de veines ; tantôt que ce minéral ne se trouve pas sous la forme de couches mais de masses tout d’un bloc disloquées selon des variations dépourvues de toute régularité, là où un autre observateur dit avoir rencontré tantôt des couches stables, tantôt à nouveau de la confusion. Comment ramener toutes ces contradictions à un unique fil directeur qui nous conduise à des observations plus avancées ?

C’est là ce que je me propose de faire à présent ; et quand bien même je devrais ne pas avoir la fortune que je souhaite et espère, mes efforts donneront tout au moins à d’autres l’occasion de persévérer ; car en matière d’observations même les erreurs sont fructueuses, dans la mesure où elles rendent attentif et donnent à qui regarde avec acuité l’occasion de s’exercer. Reste qu’une recommandation ne saurait être ici superflue, davantage pour des étrangers, si cet écrit devait parvenir jusqu’à eux, que pour des Allemands : apprendre à bien distinguer ce minéral des autres. Les Italiens confondent encore une lave avec le granite à grains fins, et pour les Français la confusion porte sur le gneiss, qu’ils appellent granite foliacé ou granite de second ordre ; et même nous autres Allemands, qui par ailleurs sommes si consciencieux dans ces choses-là, avons confondu encore il y a peu le toteliegende, un conglomérat formé de quartz et de cornéenne qu’on trouve le plus souvent sous les couches de schiste, mais aussi la grauwacke de la résine, un mélange plus récent de quartz et de morceaux de schiste, avec le granite.


Quelle

Goethes Werke. Hamburger Ausgabe in 14 Bänden. Bd. 13. Hamburg, 1948 ff. 253–258.


 

[1] C’est-à-dire « feu flamboyant », nom grec indiqué par Pline dans son Histoire naturelle (36, 13, 63).