« Les religieuses de Castille », Ghislain Baury
ISBN 978-2-7535-2051-6 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr
Introduction
Dans la première moitié du XXe siècle, des médiévistes anglo-saxonnes
développèrent les problématiques de l’histoire des femmes et de l’histoire
du genre en se penchant sur la question des religieuses, que ce soit dans le
cadre d’études régionales ou de monographies. Elles insistèrent notamment
sur les liens noués entre les communautés et les groupes aristocratiques, suggérant
qu’ils étaient plus étroits et polymorphes que dans le cas du monachisme
masculin, et elles remarquèrent la spéciicité de leur situation institutionnelle, notamment pour les abbayes qui relevaient de l’ordre cistercien 1. De
nombreux épigones se sont engagés dans le chemin tracé par ces pionnières,
reprenant ces thématiques en les approfondissant 2. L’historiographie française
y apporta sa contribution à partir des années 1980, avec les travaux marquants
de Michel Parisse et de Paulette L’Hermite-Leclercq 3. La première recherche
de ce type portant sur la péninsule Ibérique, la thèse de Maria Filomena
Coelho sur le royaume de Léon, aboutit encore plus tardivement, dans les
années 1990, et demeure à ce jour unique en son genre 4. La situation des
1. POWER E. E., Medieval English nunneries 1275-1535, Cambridge, Cambridge University Press,
1922 ; BOYD C. E., A cistercian nunnery in medieval Italy, the story of Rifreddo in Saluzzo, 1220-1300,
Cambridge, Harvard University Press, 1943 ; WOOD S., English monasteries and their patrons in the
thirteenth century, Londres, Oxford University Press, 1955.
2. HILL B. D., English cistercian monasteries and their patrons in the twelfth century, Chicago, University
of Illinois, 1968 ; BROOKE C., « Princes and kings as patrons of monasteries », Il monachesimo e la
riforma ecclesiastica (1049-1122). Atti della quarta settimana internazionale di studio, Mendola, 1968,
Milan, Vita e Pensiero, 1971, p. 125-152 ; JOHNSON P. D., Prayer, patronage, and power. he abbey
of la Trinité, Vendôme, 1032-1187, New York et Londres, New York University Press, 1981, rééd. et
trad. française Vendôme, 1997 ; BERMAN C. H., « Fashions in monastic patronage : the popularity
of supporting cistercian abbeys for women », Proceedings of the annual meeting of the Western Society
for French History, 17, 1990, p. 36-45.
3. PARISSE M., Les nonnes au Moyen Âge, Le Puy, C. Bonneton, 1983 et L’HERMITE-LECLERCQ P.,
Le monachisme féminin dans la société de son temps. Le monastère de La Celle (XIe – début du XVIe siècle),
Paris, Cujas, 1989. Il convient également de mentionner les contributions de VERDON J., « Les moniales
dans la France de l’Ouest aux XIe et XIIe siècles. Étude d’histoire sociale », Cahiers de civilisation médiévale,
19, 1979, p. 247-264 ou de AURELL M., « Les cisterciennes et leurs protecteurs en Provence
rhodanienne », Les cisterciens de Languedoc (XIIIe-XIVe s.), Toulouse, Privat, 1986, p. 235-267.
4. COELHO M. F., Expresiones del poder feudal : el Císter femenino en León (siglos XII y XIII), Léon,
Universidad de León, 2006. Cette édition reproduit le texte de la thèse soutenue en 1993 à
l’université Complutense de Madrid.
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moniales hispaniques demeure ainsi beaucoup moins bien connue que celle
de leurs consœurs anglaises, françaises, germaniques ou italiennes, alors même
que leurs chartriers, qui n’ont pas subi autant de destructions, permettent de
disposer d’informations plus précises qu’ailleurs.
Les médiévistes espagnols ont en efet conservé l’habitude, prise au
début du XXe siècle et confortée dans les années 1960, d’approcher exclusivement le phénomène monastique en termes d’histoire du droit et d’histoire
rurale dans le but de réléchir aux modalités de la domination seigneuriale et aux stratégies économiques des institutions. Au sein même de ces
problématiques, la spéciicité du monachisme féminin a été prise en compte
tardivement, dans les années 1980, et de manière incomplète, sans conduire
à des conclusions tranchées 5. Ces premières recherches ont eu le mérite de
signaler que la couronne de Castille, née en 1230 de la réuniication des
royaumes de Castille et de Léon, constituait un espace d’étude privilégié
dans la Péninsule, car les institutions y étaient plus nombreuses et les sources
plus riches et accessibles qu’ailleurs. Elles ont également attiré l’attention
sur l’importance cruciale du mouvement cistercien auquel appartenait une
large majorité de communautés féminines, notamment les plus puissantes.
Cette situation était particulièrement nette dans les premiers temps de leur
existence, avant les bouleversements du Moyen Âge tardif.
Le monachisme féminin antérieur à l’arrivée des cisterciennes s’inscrivait
dans des cadres spéciiquement hispaniques. L’inluence des règles de
Fructueux de Braga et d’Isidore de Séville demeura prépondérante jusqu’au
XIe siècle, malgré quelques traces précoces d’inluence bénédictine 6. Les
religieuses appartenaient alors surtout à des communautés doubles dont les
membres étaient unis par des liens de parenté, mais aussi par un pacte 7. Le
contexte, en efet, n’était pas favorable à l’apparition d’abbayes exclusivement
féminines, car la Castille se constitua aux IXe et Xe siècles par l’occupation
5. L’article de Javier Pérez-Embid (« El Cister femenino en Castilla y León. La formación de los
dominios [sg. XII-XIII] », Estudios en memoria del profesor D. Claudio Sánchez-Albornoz, vol. 2, Madrid,
Universidad Complutense, 1986, p. 761-796), calqué sur le travail de référence qu’il avait réalisé sur
les abbayes cisterciennes masculines de la couronne de Castille (P ÉREZ-EMBID J., El Cister en Castilla
y León. Monacato y dominios rurales [siglos XII-XV], Salamanque, Junta de Castilla y León, 1986)
laissait l’impression que la méthode de l’étude de groupe était inopérante pour les abbayes féminines.
La monographie consacrée par José Manuel Lizoain et Juan José García à la fondation royale de
Las Huelgas de Burgos (El monasterio de Las Huelgas. Historia de un señorio cisterciense burgales
[siglos XII y XIII], Burgos, Garrido Garrido, 1988), qui n’incluait pas de dimension comparative, a
surtout permis de conirmer l’exceptionnalité de cette institution. Enin, la thèse de Maria Filomena
Coelho (El Císter femenino en León, op. cit.), dont une moitié était dédiée à ces problématiques,
concluait implicitement, de manière peu convaincante, à l’absence d’originalité des cisterciennes
léonaises dans leurs stratégies économiques.
6. Une règle de 976 témoigne d’un syncrétisme original entre les traditions hispaniques du « monachisme
wisigothique » et la règle bénédictine, dans le cadre du monastère féminin des Santas Nunilo y Alodia,
situé près de Nájera. LINAGE CONDE A., Una regla monástica femenina del siglo X : el « Libellus a Regula
Sancti Benedicti substractus », Salamanque, Universidad de Salamanca, 1973.
7. ORLANDIS J., Estudios sobre instituciones monásticas medievales, Pampelune, Universidad de Navarra,
1971.
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INTRODUCTION
d’une zone frontalière hostile. Si les chrétiens s’implantèrent progressivement
entre la cordillère Cantabrique et le Douro par la construction de châteaux
et de monastères, ils demeurèrent longtemps sous la menace des razzias
lancées depuis Tolède ou Saragosse. Cette situation n’empêchait pas
certaines religieuses de commander des religieux qui leur étaient associés,
comme celles de Santa María de Piasca au début du Xe siècle et surtout
celles de l’infantado de Covarrubias, fondé entre 972 et 978 par les comtes
de Castille pour leurs illes. Les principaux centres monastiques, les plus
anciens et les plus riches, demeuraient toutefois exclusivement masculins.
L’accélération de la difusion en Castille du monachisme bénédictin dans sa
forme clunisienne, sous l’impulsion d’Alphonse VI (1072-1109), n’inversa
pas fondamentalement cette tendance 8. Les communautés dirigées par des
abbesses qui apparurent à ce moment, comme San Clemente de Tolède,
pourraient toutefois avoir été bénédictines et féminines. Elles ouvrirent la
voie à une première vague de fondation d’abbayes de cisterciennes dans les
années 1160.
Aborder le cas de communautés de l’ordre cistercien implique cependant
de se confronter à une bibliographie assez vaste, dominée par les aspects
institutionnels. Dans le cas de la péninsule Ibérique, celle-ci se rapporte
très majoritairement aux institutions masculines. La question de l’intégration des abbayes espagnoles dans les réseaux de iliation de l’ordre en
occupe le premier plan depuis les recherches que mena le P. Maur Cocheril
dans les années 1960 9. Ce moine trappiste de l’abbaye du Port-du-Salut
chercha à démontrer l’antériorité et la plus grande inluence de la iliation
de Morimond par rapport à celle de Clairvaux en Espagne en scrutant la
chronologie des fondations. Sa méthodologie inluença durablement érudits
cisterciens et universitaires espagnols. Vicente Ángel Álvarez Palenzuela it
ainsi des dates et des processus de fondation l’objet principal de sa thèse
doctorale dans les années 1970 10. En 1986, un colloque fut spéciiquement
consacré à la question de l’implantation des cisterciens dans la péninsule
Ibérique 11. Il fut démontré qu’il était vain de chercher à attribuer une date
de fondation à chaque abbaye étant donné la complexité et la variété de
processus fondateurs qui pouvaient s’étaler dans le temps, et la piste fut
abandonnée 12. Ces travaux avaient cependant répandu l’idée que toutes les
8. LINAGE CONDE A., Los orígenes del monacato benedictino en la península Ibérica, Léon, Centro de
estudios e investigación San Isidoro, 1973, 3 vol.
9. COCHERIL M., « L’implantation des abbayes cisterciennes dans la péninsule Ibérique », Anuario de
estudios medievales, 1, 1964, p. 217-287, et Études sur le monachisme en Espagne et au Portugal, Paris
et Lisbonne, Les Belles Lettres et Livraria Bertrand, 1966.
10. ÁLVAREZ PALENZUELA V. Á., Monasterios cistercienses en Castilla (siglos XII-XIII), Valladolid,
Universidad de Valladolid, 1978.
11. La introducción del Císter en España y Portugal. Coloquio, Burgos, 1986, Burgos, La Olmeda, 1991.
12. Voir par exemple, dans la monographie de Moreruela, les rélexions introductives d’ALFONSO
ANTÓN M. I., La colonización cisterciense en la meseta del Duero. El ejemplo de Moreruela, Madrid,
université Complutense, 1986. Cette thèse doctorale avait été soutenue en 1980. Le point le
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abbayes féminines étaient intégrées dans le système de iliation cistercien
par l’intermédiaire d’une abbaye masculine dont le supérieur jouait, avec
le titre d’abbé-père, le même rôle que le « père immédiat » des communautés féminines actuelles. Cette assertion demande cependant toujours à
être démontrée de manière aussi rigoureuse que dans l’étude conduite par
Alexis Grélois sur la France des XIIe et XIIIe siècles dans sa thèse soutenue
en 2003 13.
Les études de droit canonique, relues dans les années 1960 à la lumière
du combat des trappistines pour s’émanciper de leurs confrères à l’époque
du concile du Vatican II, avaient cependant ouvert le débat sur la place
originelle des moniales, notamment castillanes, dans l’ordre cistercien.
L’autorité importante dont avait très tôt disposé l’abbesse de Las Huelgas de
Burgos était bien connue grâce à une thèse largement difusée en raison de
la notoriété de son auteur, Josémaría Escrivá de Balaguer 14. Les religieuses
considéraient en particulier le chapitre des abbesses cisterciennes, censé
s’être tenu régulièrement dans cette abbaye à partir de 1189, comme une
preuve de la volonté d’indépendance des cisterciennes primitives ou encore
de l’existence oicielle d’une branche féminine de l’ordre dans le royaume
de Castille 15. Cette rélexion fut prolongée dans le monde académique par
les historiennes du genre, notamment Sally hompson. Elle jugea que les
moniales s’étaient dotées de telles structures institutionnelles parce qu’elles
étaient alors rejetées par l’ordre cistercien. Cédant à leur pression, les moines
blancs se seraient seulement résolus à les accepter en 1213 16. Il s’est avéré
cependant que cette évolution s’expliquait avant tout par une expansion
générale des compétences administratives du chapitre général de Cîteaux 17.
Ces débats contribuèrent quoi qu’il en soit à indiquer l’importance cruciale
de la Castille pour l’analyse de la place des moniales dans l’ordre cistercien.
plus récent de la chronologie de l’implantation des cisterciens dans la péninsule Ibérique a été
réalisé par RUCQUOI A., « Les cisterciens dans la péninsule Ibérique », Unanimité et diversité cistercienne. Filiations, réseaux, relectures du XIIe au XVIIe siècle. Actes du quatrième colloque international
du CERCOR. Dijon, 23-25 septembre 1998, Saint-Étienne, université de Saint-Étienne, 2000,
p. 487-523.
13. GRÉLOIS A., « Homme et femme il les créa » : l’ordre cistercien et ses religieuses des origines au milieu
du XIVe siècle, thèse inédite, Paris, université Paris 4, 2003.
14. ESCRIVÁ DE BALAGUER J., La abadesa de Las Huelgas, estudio teológico jurídico, Madrid, 1944, rééd.
Madrid, 1974.
15. Voir par exemple les articles d’Elizabeth (alias Michael) CONNOR, « Le gouvernement des moniales.
Point de vue historique », Collectanea cisterciensia, 1972, 34, 3, p. 230-260 et « he abbeys of
Las Huelgas and Tart and their iliations », NICHOLS J. A. et SHANK L. T. (dir.), Medieval religious
women. 3- Hidden springs, vol. 1, Kalamazoo, Cistercian Publications, 1995, p. 29-48.
16. THOMPSON S., « he problem of the Cistercian nuns in the twelfth and early thirteenth century »,
BAKER D. (dir.), Medieval women, dedicated and presented to professor Rosalind M. T. Hill on the
occasion of her seventieth birthday, Oxford, B. Blackwell, 1978, p. 227-252. La substance de cet
article fut reprise dans une synthèse ultérieure du même auteur : Women religious : the founding of
English nunneries after the Norman conquest, Oxford, Clarendon Press, 1991, p. 94-112.
17. BAURY G., « Émules puis sujettes de l’ordre cistercien. Les cisterciennes de Castille et d’ailleurs face
au Chapitre Général aux XIIe et XIIIe siècles », Cîteaux – Commentarii cistercienses, 52, 1-2, 2001,
p. 27-60.
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La présente étude ambitionne d’ainer, grâce à l’étude des cisterciennes
castillanes, les réponses apportées jusqu’à présent à ces trois grandes problématiques : la nature des rapports entre les groupes aristocratiques et les
communautés religieuses, le rôle institutionnel de Cîteaux dans l’histoire
des abbayes et l’éventuelle spéciicité du temporel des cisterciennes. Ce
dernier thème pourra servir de révélateur pour déterminer qui, des magnats
ou des juristes cisterciens, avaient le plus d’inluence. Ce questionnement
impose d’examiner l’histoire des abbayes depuis l’époque des premières
fondations, dans les années 1160, jusqu’au début des mutations du
Moyen Âge tardif, susceptibles d’avoir bouleversé l’organisation économique des temporels. La césure que produisit en Castille la première grande
famine de 1301 peut à cet égard servir de butoir.
Le problème du patronage des monastères
Une première approche des sources suit en efet pour se convaincre
de l’étroitesse des liens qui unirent les abbayes et leurs fondateurs puis
leurs descendants. Le terme de patronage a été abondamment utilisé par
l’historiographie anglo-saxonne pour désigner ce phénomène. Il pose
toutefois problème car ce mot désigne en anglais deux réalités très diférentes, le patronage au sens canonique et le mécénat. Il est aussi employé,
dans une acception plus large encore, pour décrire n’importe quel aspect de
la relation entre une famille de l’aristocratie et un monastère. Dans ce cas, le
concept n’est pas opérant. En revanche, dans le sens restreint qu’il revêt en
droit canonique, il constitue une catégorie d’analyse permettant d’apprécier
l’inluence des laïcs sur les monastères. Il faut au préalable surmonter une
autre diiculté car le terme n’était généralement pas utilisé aux XIIe et
XIIIe siècles en référence au monde monastique, soit parce que la situation
qu’il désignait paraissait évidente, soit au contraire parce qu’il fallait en taire
l’existence ou en minimiser l’importance.
Le Moyen Âge central avait hérité de périodes plus hautes une tradition
de contrôle des monastères par les élites laïques. Dans l’Espagne wisigothique plus encore que dans le monde franc, l’emprise des puissants s’était
développée grâce à la législation de l’Église, qui avait favorisé pendant tout
le VIIe siècle l’autonomie des communautés vis-à-vis de l’ordinaire. À partir
du VIIIe siècle, la péninsule Ibérique avait ainsi vu se multiplier les monastères privés où les descendants des fondateurs accaparaient la fonction de
supérieur et dont le patrimoine demeurait à la disposition de la parentèle 18.
Au XIe siècle, la relation avait évolué vers des formes plus féodales, ce dont
témoignaient le vocabulaire employé et les manifestations symboliques :
18. ORLANDIS J., « Los monasterios familiares en España durante la Alta Edad Media », Anuario de historia
del derecho español, 26, 1956, p. 5-46, réimp. Estudios sobre instituciones monásticas medievales,
Pampelune, Universidad de Navarra, 1971, p. 126-164.
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les aristocrates imposaient leur autorité en tant que senior et defensor d’un
monastère et les supérieurs devaient accepter des actes de recommandation
mettant en œuvre le rituel de l’immixtio manuum 19.
Depuis longtemps, cependant, l’Église aspirait à faire disparaître cette
situation en coupant les liens unissant groupes familiaux et communautés
religieuses. Dans la Péninsule, elle incita les laïcs à renoncer à leurs monastères privés dès le IXe siècle. Les moines clunisiens et ceux de Saint-Victor de
Marseille s’employèrent en ce sens à partir de la seconde moitié du XIe siècle
avec l’appui des souverains et du clergé séculier porté par la réforme grégorienne 20. Même si elle constituait un objectif secondaire pour les papes
réformateurs, qui cherchaient d’abord à redéinir le rôle des autorités civiles
dans les élections épiscopales, l’investiture laïque des abbés fut rejetée dès
1059 par le décret du concile de Rome pour la réforme de l’Église inspiré
par Nicolas II. En 1075, les Dictatus papae de Grégoire VII relayèrent
cette décision en évoquant spéciiquement la fonction abbatiale. Des
interdits circonscrits au monde monastique furent formulés sous l’impulsion
d’Urbain II, notamment en 1099, au concile de Rome. En Castille, la
responsabilité de les mettre en vigueur incomba aux ordres nouveaux, au
premier rang desquels se trouvaient les cisterciens, arrivés au milieu du
XIIe siècle. Les sources diplomatiques montrent cependant que des monastères privés subsistaient encore au XIIIe siècle. Les ingérences des laïcs étaient
d’ailleurs multiples et régulières à cette époque, dans tous les ordres et dans
tout l’Occident, malgré la volonté aichée par l’Église 21. Même si l’ordre
cistercien avait vocation à les combattre, il n’est donc pas absurde d’en
chercher la trace en son propre sein.
Les précautions employées aux XIIe et XIIIe siècles pour qualiier la
relation entre les fondateurs et les cisterciennes et le soin pris à éviter d’utiliser le terme de patronage doivent se comprendre dans ce contexte. D’un
côté, les canonistes considéraient qu’il s’agissait d’un phénomène éradiqué.
De l’autre, les parties prenantes préféraient éviter d’attirer l’attention sur un
ensemble de pratiques potentiellement illégales. La situation se rapprochait
pourtant d’une autre réalité, reconnue et codiiée par l’Église, la relation
entre les laïcs et les églises qu’ils avaient fondées, notamment à l’échelon
paroissial. L’origine de ces églises privées ou Eigenkirche a donné lieu à un
vif débat au début du XXe siècle entre historiens allemands et français. Les
premiers, suivant les travaux d’Ulrich Stutz, y voyaient une inluence des
traditions germaniques et dataient en conséquence le phénomène de l’aube
19. LORING GARCÍA M. I., « Nobleza e iglesias propias en la Cantabria altomedieval », Studia historica.
Historia medieval, 5, 1987, p. 89-121.
20. RUCQUOI A., « Cluny, el camino francés y la reforma gregoriana », Medievalismo, 20, 2010,
p. 97-122.
21. BERLIÈRE U., « Les élections abbatiales au Moyen Âge », Académie royale de Belgique. Classe des
Lettres et des Sciences morales et politiques. Mémoires, 2e série, 20, 3, 1927. WOOD S., English
monasteries and their patrons, op. cit.
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du Moyen Âge 22. Les seconds démontrèrent toutefois qu’il s’agissait d’un
phénomène d’essence féodale qui apparut seulement au IXe siècle 23. Quoi
qu’il en soit, à partir du XIe siècle, la papauté ixa au moyen des décrétales
un cadre légal qui déinissait le jus patronatus ou « droit de patronage » sur
les églises 24. Le Decretum de Gratien contribua de manière décisive à le
difuser au cours de la seconde moitié du XIIe siècle 25. Les Siete Partidas,
une compilation juridique rédigée entre 1256 et 1265 sous la direction
d’Alphonse X, attestent de sa réception dans la couronne de Castille 26.
Les textes normatifs semblent indiquer que le patronage consistait en
une relation contraignante pour les deux parties, impliquant des droits
et des devoirs réciproques. Elle reposait donc sur un contrat qui pouvait
être ixé à l’écrit, comme le conirmèrent les cisterciens eux-mêmes en
exigeant la rédaction d’un acte en 1268 dans l’abbaye féminine castillane
de Herce, mais qui pouvait aussi demeurer implicite 27. L’engagement
mutuel découlait fondamentalement, selon les Partidas, de la donation
initiale octroyée par les aristocrates, qui portait à la fois sur le terrain, les
moyens de construire le bâtiment et le temporel ou dot de l’église. Ce geste
valait automatiquement aux donateurs certains droits ou honneurs (honras)
et revêtait donc un caractère synallagmatique. Il oblige à reconsidérer la
nature de la « donation initiale » sous l’angle des catégories juridiques et de
l’anthropologie sociale.
Les concepts de « don réciproque » ainsi que de « contre-don »
renvoient tout d’abord aux travaux réalisés au XIXe siècle par les historiens
du droit germanique médiéval. Marcel Mauss reprit ces catégories dans les
années 1920 pour proposer un schéma explicatif du fonctionnement de
groupes humains qui se diférenciaient fortement de la société occidentale
en ce qu’ils n’étaient pas d’abord structurés par l’échange marchand 28.
Il séduisit nombre de médiévistes et non des moindres. Georges Duby,
par exemple, appliqua son analyse à la société féodale, dont il expliqua
22. STUTZ U., Die Eigenkirche als Element des mittelalterlich-germanischen Kirchenrechts, Berlin, 1895,
rééd. Darmstadt, Wissentschaftliche Buchgesellschaft, 1959.
23. IMBART DE LA TOUR P., Les origines religieuses de la France. Les paroisses rurales du IVe au
XIe siècle, Paris, Picard, 1900 (éditions d’articles de la Revue historique des années 1896-1898).
THOMAS P.-L.-J., Le droit de propriété des laïques sur les églises et le patronage laïque au Moyen Âge,
Paris, E. Leroux, 1906.
24. LANDAU P., Ius patronatus. Studien zur Entwicklung des Patronats im Dekretalenrecht und der
Kanonistik des 12. und 13. Jahrhunderts, Cologne et Vienne, Böhlau, 1975.
25. STUTZ U., « Gratian und die Eigenkirche », Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte.
Kanonistische Abteilung, 1, 1911, p. 1-33.
26. LÓPEZ DE TOVAR G. (éd.), Las Siete Partidas del sabio rey don Alonso el Nono, nuevamente glosadas,
8 vol., Salamanque, A. de Portonaris, 1555, (consulté et cité dans son édition fac-similé, 3 vol.,
Madrid, Boletín Oicial del Estado, 1974), Partida I, título XV, vol. 1, fo 113 vo-119 vo.
27. HER 86.
28. MAGNANI E., « Les médiévistes et le don avant et après la théorie maussienne », MAGNANI E. (dir.),
Don et pratiques sociales. héories et pratiques croisées, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2007,
p. 15-28. MAUSS M., « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques »,
L’année sociologique, nouv. série, 1 (1923-1924), 1925, p. 30-186.
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LES RELIGIEUSES DE CASTILLE
le fonctionnement par une circulation intense de dons et de contre-dons
formant des réseaux d’échanges non commerciaux 29. Les réinterprétations
du modèle maussien proposées dans les années 1990 par Annette Weiner
et Maurice Godelier ont permis d’ainer la rélexion sociologique 30. Alain
Testart a ainsi pu remettre radicalement en cause les concepts maniés dans
ce long débat sur le don, et par là le vocabulaire utilisé, en démontrant
notamment que le syntagme « don réciproque » contenait un paradoxe 31.
Des historiens ont récemment conirmé que le Moyen Âge ignorait
largement le don pur et gratuit. Les gestes auparavant considérés comme
tels étaient en réalité partiels ou théoriques et mettaient en jeu une logique
de réciprocité, ou s’intégraient plus globalement dans un système d’échange
généralisé semblable au schéma élaboré par Claude Lévi-Strauss pour le don
d’épouses. Beaucoup d’actes médiévaux que les textes désignaient comme des
« donations » doivent ainsi être simplement interprétés comme des échanges.
Il s’agit désormais d’appliquer cet outillage conceptuel à une période plus
tardive que celle étudiée par Georges Duby. La Castille des XIIe et XIIIe siècles
ayant connu une monétarisation plus précoce et poussée que le reste de
l’Occident, l’importance économique des systèmes de dons et d’échanges
devrait logiquement être moins marquée. Dans le cadre du droit ecclésiastique, cependant, ceux-ci ofraient un moyen commode de contourner
certains interdits canoniques. Aussi peut-on envisager d’emblée l’hypothèse
d’une continuité de ce système ou au moins celle d’une similitude.
L’ordre cistercien et les moniales
La contradiction entre les sources législatives cisterciennes, qui nièrent
jusqu’en 1206 l’existence d’abbayes féminines soumises à l’autorité du
chapitre général de Cîteaux, et la situation de nombreuses moniales que les
contemporains considéraient comme cisterciennes avant cette date, a très tôt
attiré l’attention des historiens. La rélexion fut d’abord juridique, notamment
en raison de l’importance de l’histoire du droit dans l’école historique
allemande de la in du XIXe siècle. En 1871, dans une vaste synthèse sur les
cisterciens du Nord-Est de l’Allemagne, Franz Winter remarqua le premier
ce décalage. Il l’expliqua en imaginant l’existence de deux catégories de
cisterciennes. Seules celles qui faisaient partie de congrégations ailiées
tout entières à l’ordre à un moment précis, une minorité, possédaient
la qualité de membres de l’ordre pleno jure. Les autres ne pouvaient être
considérées comme de véritables membres avant le statutum du chapitre
général de 1213 qui en reconnaissait l’existence. Par ailleurs, les multiples
29. DUBY G., Guerriers et paysans, VIIe-XIIe siècles. Premier essor de l’économie européenne, Paris, Gallimard,
1973, p. 60-69.
30. WEINER A., Inalienable possession. he paradox of keeping-while-giving, Berkeley, University of
California Press, 1992 ; GODELIER M., L’énigme du don, Paris, Fayard, 1996.
31. TESTARD A., Critique du don. Études sur la circulation non marchande, Paris, Syllepse, 2007.
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« Les religieuses de Castille », Ghislain Baury
ISBN 978-2-7535-2051-6 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr
INTRODUCTION
restrictions imposées à ces communautés par les capitulants après cette
date, notamment les statuta de 1220 et de 1228 interdisant toute nouvelle
fondation, ainsi que l’obtention en 1251 d’un privilège pontiical autorisant
à rejeter les futures demandes, semblaient indiquer que l’ordre avait accepté
les moniales à reculons. Il aurait seulement cédé à la pression des intéressées,
qui faisaient face à une pénurie d’institutions religieuses susceptibles de les
accueillir. Le cas particulier d’Hildegonde, qui avait dû se travestir pour
intégrer le monastère masculin de Schönau où elle init ses jours, confortait
cette analyse 32.
L’approche juridique du problème des cisterciennes connut une longue
postérité dans l’historiographie allemande. L’étude réalisée en 1954 par
Ernst Günther Krenig en est un bon exemple. Réléchissant à l’application
du droit cistercien aux moniales, il a notamment considéré que les moniales
cisterciennes pleno jure bénéiciaient entre autre de l’exemption à l’égard
de l’ordinaire, par opposition à leurs consœurs demeurées en dehors de
l’ordre. Les rélexions publiées en 1990 par Dom Jean Leclerc, qui a voulu
distinguer vraies et fausses cisterciennes par l’emploi de guillemets (cisterciennes et « cisterciennes »), témoignent de la réception de cette théorie par
l’historiographie française 33. Plus récemment, Alexis Grélois, s’appuyant
sur le cas du Nord de la France, a prolongé et ainé cette rélexion en
distinguant quatre catégories diférentes de cisterciennes en fonction de
leurs rapports institutionnels avec l’ordinaire : celles qui appartenaient d’une
manière ou d’une autre à l’ordre cistercien (le cas le plus fréquent), celles
qui avaient adopté les coutumes cisterciennes mais étaient placées sous la
tutelle épiscopale, celles qui avaient été exclues de l’ordre (un cas rare) et
celles qui avaient échoué à en faire partie bien qu’elles en aient adopté les
usages (une situation courante dans l’espace germanique, rare en France) 34.
L’existence de diférents statuts de cisterciennes et l’apparente réticence
des législateurs à accepter les femmes donnèrent matière à réléchir à
l’histoire du genre à partir des années 1960. L’inléchissement se produisit
tout d’abord dans la thèse de droit canonique soutenue en 1960 par
Micheline Pontenay de Fontette 35. Reprenant l’idée que l’ordre cistercien
s’était diicilement résolu à tolérer les religieuses en son sein au début
du XIIIe siècle, et seulement en réponse à des pressions extérieures, elle en
conclut que, hormis le cas particulier de quelques abbés, l’ordre cistercien
dans son ensemble avait rejeté les religieuses au XIIe siècle. L’idée était
confortée par la réputation de misogynie faite à Bernard de Clairvaux par
32. WINTER F., Die Cistercienser des nordöstlichen Deutschlands, vol. 2, Zweiter heil : Vom Auftreten der
Bettelorden bis zum Ende des 13. Jahrhunderts, Gotha, F. A. Berthes, 1871, p. 1-2.
33. LECLERCQ J., « Cisterciennes et illes de S. Bernard. À propos des structures variées des monastères
de moniales au Moyen Âge », Studia monastica. Commentarium ad rem monasticam investigandam,
32, 1, 1990, p. 139-156.
34. GRÉLOIS A., « Homme et femme il les créa », op. cit., p. 487-490.
35. PONTENAY DE FONTETTE M., Les religieuses à l’âge classique du droit canon. Recherche sur les structures
juridiques des branches féminines des ordres, Paris, Librairie Philosophique, 1967.
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LES RELIGIEUSES DE CASTILLE
les historiens du monachisme. Au même moment, au sein de la Famille
cistercienne, les moniales utilisèrent ces recherches pour renégocier leur
statut dans le contexte du concile Vatican II. Les trappistines, notamment,
tinrent entre les années 1960 et 1970 de nombreuses réunions où elles
questionnaient l’autorité qu’exerçait sur elles le Chapitre Général, qui
persistait à refuser leur présence, ou celle de leur Père immédiat, désigné
sans leur consentement 36. Pour appuyer leurs revendications, elles réinterprétèrent l’histoire des cisterciennes de manière provocatrice : l’intégration
des cisterciennes à l’ordre au XIIIe siècle impliquait pour elles la soumission
à une autorité nouvelle et donc une perte d’autonomie, un recul et non un
progrès dans leur pratique monastique. En comparaison, le XIIe siècle fut
perçu comme une période bénie d’indépendance des moniales.
Un article célèbre de l’historienne Sally hompson, paru en 1978, donna
cependant un large écho aux seules conclusions de Micheline Pontenay de
Fontette, réécrites en termes de rapports de pouvoir entre les sexes. La prise
en compte des moniales à partir de 1213 par le chapitre général de Cîteaux
marquait pour elle une victoire des femmes sur la misogynie des moines
blancs grâce à l’appui de forces extérieures, la grande aristocratie, les princes
et la papauté. Les mesures restrictives qu’il imposa en 1220, 1228 et 1251
pour l’intégration de nouvelles communautés féminines témoignaient de
la poursuite de la lutte 37. Cette rélexion s’inscrivait dans la tradition des
historiennes anglaises des religieuses. La monographie pionnière réalisée par
Catherine Boyd dans les années 1940 sur l’abbaye italienne de Rifreddo
di Saluzzo avait déjà fourni des éléments mettant en évidence le caractère
tendu des relations locales entre moines et moniales de l’ordre cistercien 38.
Les progrès réalisés par la suite dans le traitement de ce problème institutionnel vinrent des monographies régionales qui n’avaient pas encore
été systématiquement utilisées dans cette optique. Grâce à son étude des
cisterciennes suisses, Brigitte Degler-Spengler nuança en 1982 les thèses de
l’histoire du genre en observant que l’ordre cistercien ne chercha jamais
véritablement à tenir les moniales à l’écart 39. Les statuts restrictifs pouvaient
36. Ces réunions ne donnèrent cependant pas lieu à des recherches approfondies. Les points de vue
qui y furent exposés furent relatés par des confrères amis, souvent leur chapelain : HERMANS V.,
« La situation canonique de nos moniales cisterciennes S. O. », Collectanea cisterciensia, 28, 1,
1966, p. 35-47 ; HERMANS V., « Le père immédiat de nos moniales », ibid., 31, 1, 1969, p. 64-73 ;
HERMANS V., « L’appartenance de moniales cisterciennes à l’ordre (OCSO) », ibid., 37, 2, 1975,
p. 130-138 ; VEILLEUX A., « Les moniales cisterciennes à la croisée des chemins », ibid., 32, 3,
1970, p. 314-320 ; BEYER J., « Le gouvernement des moniales cisterciennes », ibid., 32, 4, 1970,
p. 334-341. Les développements historiques les mieux étayés furent ceux de Colette F RIEDLANDER,
« Le gouvernement extérieur des moniales », Collectanea cisterciensia, 44, 2, 1982, p. 101-110
et d’Elizabeth (alias Michael) CONNOR, dans « Le gouvernement des moniales. Point de vue
historique », op. cit.
37. THOMPSON S., « he problem of the Cistercian nuns », loc. cit.
38. BOYD C. E., A cistercian nunnery in medieval Italy, op. cit.
39. DEGLER-SPENGLER B., « Die Zisterzienserinnen in der Schweiz », Helvetia Sacra. Abteilung III :
Die Orden mit Benediktinerregel. 3- Die Zisterzienser und Zisterzienserinnen, die reformierten
Bernhardinerinnen, die Trappisten und Trappistinnen und die Wilhelmiten in der Schweiz, vol. 2,
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INTRODUCTION
s’expliquer par les diicultés matérielles et institutionnelles provoquées par
l’alux des demandes de fondations et par la pression exercée depuis Rome.
En 1993, les travaux d’Anja Ostrowitzki sur la province ecclésiastique de
Cologne conirmèrent le statut pleinement cistercien de la plupart des
monastères féminins étudiés à la in du XIIe siècle grâce à un certain nombre
d’indices convergents 40.
La contradiction entre la législation du Chapitre Général et la situation
de fait des cisterciennes du XIIe et, pour certaines, du XIIIe siècle, que
l’histoire du genre avait un temps expliqué, posait donc à nouveau
problème. Constance Berman avança dans les années 1990 une solution
séduisante, rappelant qu’il fallait tenir compte de l’évolution institutionnelle de l’ordre cistercien. Ainsi la distinction entre vraies et fausses cisterciennes ne pouvait avoir de sens pour le XIIe siècle : la déinition même
de l’ordre étant alors loue, il n’existait pas de procédure d’incorporation
permettant d’établir une telle typologie 41. La chronologie du processus de
structuration institutionnelle qu’elle proposa en se fondant sur un réexamen
des sources sous l’angle codicologique fut cependant réfutée de manière
convaincante par le P. Chrysogonus Waddell 42.
L’évolution interne du chapitre général de Cîteaux, de son fonctionnement et surtout des compétences qu’il s’attribuait constitue pourtant la
clé de l’interprétation, comme l’a montré une récente relecture des statuta 43.
Les capitulants ne se préoccupèrent pas de contrôler l’utilisation de l’adjectif
cistercien avant la in des années 1190. Ils acceptèrent pour la première fois en
1206 l’idée qu’une abbaye féminine pouvait relever de sa compétence. Avant
cette date, les relations entre des moniales et des moines cisterciens prenaient
donc les formes les plus variées. À partir de 1213, le Chapitre Général usa
de l’autorité nouvelle qu’il revendiquait et légiféra spéciiquement pour les
moniales, insistant notamment sur la rigueur de la clôture. Il chercha aussi
à se doter d’un relais local en attribuant à chaque communauté féminine
un abbé-père cistercien à qui il déléguait son autorité. Il s’octroya enin un
Berne, Francke, 1982, p. 507-574. Ses théories furent également exposées dans « La iliation de
Tart. L’organisation des premiers monastères de cisterciennes », Naissance et fonctionnement des
réseaux monastiques et canoniaux. Actes du 1er colloque international du CERCOM, Saint-Étienne,
16-18 septembre 1985, Saint-Étienne, université de Saint-Étienne, 1991, p. 53-60, puis dans
« The incorporation of Cistercian nuns into the order in the twelfth and thirteenth century »,
NICHOLS J. A. et SHANK L. T. (dir.), Medieval religious women. 3- Hidden springs, vol. 1, Kalamazoo,
Cistercian Publications, 1995, p. 85-134.
40. OSTROWITZKI A., Die Ausbreitung der Zisterzienserinnen im Erzbistum Köln, Cologne, Böhlau, 1993.
41. BERMAN C. H., « Cistercian nuns and the development of the order : the abbey at Saint-Antoinedes-Champs outside Paris », ELDER E. R. (dir.), he joy of learning and the love of God. Studies in
honor of Jean Leclercq, Kalamazoo, Cistercian Publications, 1995, p. 121-156 ; ELDER E. R. (dir.),
« Were there twelfth-century cistercian nuns ? », Church history, 68, 4, décembre 1999, p. 824-864.
42. BERMAN C. H., he cistercian evolution : the invention of a religious order in twelfth-century Europe,
Philadelphie, University of Pennsylvania, 2000 ; WADDELL C., « he myth of cistercian origins :
C. H. Berman and the manuscript sources », Cîteaux – Commentarii cistercienses, 51, 3-4, 2000,
p. 299-386.
43. BAURY G., « Émules puis sujettes de l’ordre cistercien », loc. cit.
27
LES RELIGIEUSES DE CASTILLE
pouvoir judiciaire en tranchant les causes qui étaient portées à sa connaissance. En termes de rapports de force entre moines et moniales, il est possible
de conclure que l’autonomie des moniales se réduisit nettement au terme de
ce processus. Pour le mener à bien, les capitulants se heurtèrent aux autres
acteurs de la vie de ces institutions, les évêques, les souverains, les papes, les
abbés ou abbesses avec qui les communautés avaient antérieurement tissé des
liens, mais aussi les patrons.
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Les abbayes féminines et l’économie cistercienne
Dans le sillage de l’école des Annales, l’essor de l’histoire économique
conduisit les historiens français à s’intéresser dès la in des années 1940
au rôle spéciique des cisterciens dans les transformations des campagnes
occidentales aux XIIe et XIIIe siècles. Les travaux de jeunesse consacrés à ce
thème par Robert Fossier passèrent plutôt inaperçus 44. En revanche, la
rélexion géographique que Charles Higounet mena sur Vaulerent, une
grange de Chaalis, it date après sa publication en 1965. L’étude de cas
lui permit de mettre en évidence l’originalité de la gestion des temporels
cisterciens au XIIe siècle, qui reposait sur le faire-valoir direct et entraînait
un remembrement du terroir. Pendant le siècle suivant, ces pratiques
évoluèrent vers le faire-valoir indirect, sans que l’on puisse considérer cette
transformation comme la conséquence d’une décadence économique, bien
au contraire, puisque les moines y pratiquaient une méthode moderne de
gestion des terres, la rotation triennale des cultures 45.
Les fondateurs de Cîteaux avaient en efet formulé une série d’obligations et d’interdits qui devaient permettre la rénovation des pratiques
monastiques. Certains de ces préceptes, notamment l’obligation du
travail manuel ou encore le rejet des contacts quotidiens avec le reste de la
société, créèrent de réelles contraintes économiques. Les premiers cisterciens refusèrent les revenus seigneuriaux et ecclésiastiques et s’obligèrent
ainsi à exploiter leurs biens en faire-valoir direct. Les premiers statuts du
Chapitre Général faisant état de ces règlements remonteraient, non à 1134
comme cela est habituellement airmé, mais aux années 1120 et à l’abbatiat
d’Étienne Harding, selon la dernière édition critique des textes cisterciens
primitifs 46. Pour rendre leurs temporels productifs, ils furent rapidement
44. Sa thèse de l’École des chartes, La vie économique de l’abbaye de Clairvaux, de l’origine au XVIe siècle,
Paris, 1949, demeura en efet inédite, et ses deux articles, « Les granges de Clairvaux et la règle
cistercienne », Cîteaux in de Nederlanden, 6, 1955, p. 259-266, ou « La place des cisterciens dans
l’économie picarde des XIIe et XIIIe siècles », Aureavallis. Mélanges historiques réunis à l’occasion du
9e centenaire de l’abbaye d’Orval, Liège, Solédi, 1975, p. 273-281, rééd. dans Hommes et villages
d’Occident au Moyen Âge, Paris, Sorbonne, 1992, p. 389-400, restent méconnus.
45. HIGOUNET C., La grange de Vaulerent. Structure et exploitation d’un terroir cistercien de la plaine de
France, XIIe-XVe siècles, Paris, SEVPEN, 1965.
46. Les premiers textes normatifs relatifs à l’économie se trouvent dans les Instituta Generalis Capituli,
une codiication, réalisée vers 1147, de décisions du Chapitre Général remontant jusqu’à l’abbatiat
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INTRODUCTION
conduits à concevoir des solutions originales. Ils mirent en culture de
nouveaux terroirs, rationalisèrent la gestion de leurs domaines en les
scindant en granges autonomes et employèrent systématiquement convers
ou salariés pour travailler leurs terres. Ces traits caractérisaient au XIIe siècle
ce que les historiens s’accordent à appeler « l’économie cistercienne ».
Les diverses études régionales présentées lors des Journées de Flaran
qui se tinrent en 1981 permirent de progresser dans l’étude de l’abandon
progressif de ce particularisme. Les premiers signes de renoncement
aux idéaux primitifs apparurent au milieu du XIIe siècle, et l’évolution
s’accéléra dans les années 1180 47. Elle fut sans doute plus rapide et
prononcée dans les espaces méridionaux, comme l’a conirmé par la suite
la monographie de Grandselve réalisée par Mireille Mousnier pour sa
thèse doctorale soutenue en 1982 ou l’étude régionale publiée en 1986
par Constance Berman 48.
En Espagne, l’économie cistercienne suscita moins d’intérêt qu’en
France. L’attention des ruralistes était accaparée par la thèse que José Ángel
García de Cortázar consacra en 1967 au monastère bénédictin de San Millán
de la Cogolla 49. Ses innovations méthodologiques exercèrent une inluence
considérable sur les médiévistes espagnols, au point de donner naissance
à un genre historiographique à la longue postérité, l’étude de temporel
monastique 50. Les travaux réalisés sur ce modèle, inspirés par la pensée
marxiste, portèrent essentiellement leur attention sur l’existence de stratégies
d’acquisition et de gestion des propriétés qui s’adaptaient notamment
à la conjoncture économique. Beaucoup examinèrent en outre de près les
aspects juridiques de la domination seigneuriale, s’inscrivant dans une tradition
nationale d’histoire du droit. La rélexion sur une éventuelle spéciicité
cistercienne passait au second plan.
d’Étienne Harding, mais postérieures à la Carta Caritatis Prior de 1119. Parmi les plus anciennes
normes, remontant donc aux années 1119-1133, se trouvent les Instituta. Les chapitres VIII et IX
concernaient respectivement le « travail manuel » (les tâches agricoles ou celles liées à l’élevage que
les convers efectuaient dans les granges), le statut des convers et autres salariés travaillant dans
les granges et l’interdiction des revenus ecclésiastiques et seigneuriaux. W ADDELL, C., Narrative
and legislative texts from early Cîteaux, Scourmont, Cîteaux – Commentarii cistercienses, 1999,
p. 327-328. Le premier éditeur des Statuta avait pourtant bien précisé qu’il éditait pour cette date
de 1134 une compilation de décisions prises les années précédentes (Statuta, vol. 1, p. 12-33).
47. L’économie cistercienne. Géographie, mutations, du Moyen Âge aux Temps Modernes. Centre culturel de
l’abbaye de Flaran. 3es Journées internationales d’histoire, 16-18 septembre 1981, Auch, 1983.
48. MOUSNIER M., L’abbaye cistercienne de Grandselve et sa place dans l’économie et la société méridionales,
XIIe-XIVe siècles, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2006 ; BERMAN C. H., Medieval agriculture.
he Southern French countryside and the early Cistercians. A study of forty-three monasteries,
Philadelphie, he American Philosophical Society, 1986.
49. GARCÍA DE CORTÁZAR J. Á., El dominio del monasterio de San Millán de la Cogolla (siglos X a XIII).
Introducción a la historia rural de Castilla altomedieval, Salamanque, Universidad de Salamanca,
1969.
50. REGLERO DE LA FUENTE C., « Un género historiográico : el estudio de dominios monásticos en la
corona de Castilla », DE LA IGLESIA DUARTE J. I. (dir.), Monasterios, espacio y sociedad en la España
cristiana medieval. XXa semana de estudios medievales, Nájera, del 3 al 7 de agosto de 2009, Logroño,
Instituto de Estudios Riojanos, 2010, p. 33-75.
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LES RELIGIEUSES DE CASTILLE
La monographie du monastère galicien de Sobrado réalisée par María
del Carmen Pallares Méndez en 1979 apporta une première contribution
relative aux cisterciens, sans toutefois aborder de front le problème de
l’économie cistercienne 51. Isabel Alfonso Antón démontra peu après,
dans la thèse qu’elle soutint en 1980 sur le temporel de Moreruela, que le
faire-valoir indirect avait coexisté sous diférentes formes avec les pratiques
de l’économie cistercienne dès l’arrivée des moines blancs, dans les
années 1140, et ce au cœur du royaume de Léon 52. En 1986, Javier PérezEmbid publia une première synthèse sur les domaines cisterciens castillans
et léonais. Il conirma que l’on ne pouvait évoquer à aucun moment l’existence d’une véritable « économie cistercienne » en Castille. Dès l’introduction de l’Ordre dans le royaume, il ne pouvait être question que d’une
« économie des cisterciens ». L’exploitation directe et l’emploi de convers
y jouaient un rôle plus important que chez les autres grands propriétaires
fonciers, mais jamais exclusif. Cette spéciicité s’efaça par ailleurs progressivement au cours du XIIIe siècle 53.
Les cisterciennes castillanes suscitèrent moins d’études de ce type,
pour des raisons d’abord liées à la quantité de sources disponibles et à leur
accessibilité. Une seule monographie fut réalisée, celle de Las Huelgas de
Burgos en 1988. Elle visait avant tout à décrire un domaine seigneurial
de taille et de statut exceptionnels 54. Javier Pérez-Embid avait auparavant
réalisé une première synthèse sur les cisterciennes de Castille et de Léon en
examinant un ensemble hétérogène formé par les six monastères dont la
documentation était la plus abondante, Las Huelgas, Vileña, San Andrés
de Arroyo, Carrizo, Gradefes et Otero de las Dueñas. Il parvint à dégager
certaines caractéristiques économiques communes, comme l’importance de
la donation initiale ou la rareté de l’exploitation directe 55. Plus récemment,
une tentative similaire portant sur Las Huelgas, Carrizo, Gradefes et
Ferreira de Pantón a souligné l’importance des clercs et des familiers pour
le dynamisme économique des institutions 56. Le royaume de Léon a été
étudié plus en profondeur en 1993 par Maria Filomena Coelho à travers
une synthèse portant sur les trois principaux monastères de la région,
Carrizo, Gradefes et Otero de las Dueñas. Il en ressortit que les communautés de cisterciennes se comportaient en seigneurs ordinaires 57. C’est
51. PALLARES MÉNDEZ M. C., El monasterio de Sobrado : un ejemplo de protagonismo monástico en la
Galicia medieval, La Corogne, Diputación Provincial, 1979.
52. ALFONSO ANTÓN M. I., Moreruela, op. cit.
53. PÉREZ-EMBID J., El Cister en Castilla y León, op. cit.
54. LIZOAIN GARRIDO J. M. et GARCÍA GONZÁLEZ J. J., El monasterio de Las Huelgas, op. cit.
55. PÉREZ-EMBID J., « El Cister femenino en Castilla y León », loc. cit.
56. MARIÑO VEIRAS D., « La influencia espiritual, fiscal y financiera en la economía de los
monasterios de la rama femenina del Císter en los reinos de León y Castilla (1160-1260) »,
GARCÍA DE CORTÁZAR J. Á. et TEJA CASUSO R. (dir.), Monasterios cistercienses en la España medieval,
Aguilar de Campoo, Fundación Santa María la Real, 2008, p. 115-135.
57. COELHO M. F., El Císter femenino en León, op. cit.
30
INTRODUCTION
également l’impression qui se dégage du chapitre consacré à ce thème dans
la récente monographie de Herce 58. Ailleurs en Occident, les communautés féminines de l’ordre cistercien n’ont pas non plus suscité d’études
importantes qui pourraient constituer des repères permettant de mettre en
évidence une possible spéciicité castillane 59.
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Une approche par échantillonnage
Les travaux précédemment consacrés aux religieuses castillanes ont mis
en lumière diférents écueils méthodologiques. Privilégier l’étude d’une
institution unique risque de faire perdre de vue l’importante diversité des
situations qui se devine. Par ailleurs, seul le chartrier de Las Huelgas atteint
une taille suisante pour permettre une monographie. À l’inverse, l’étude
statistique d’un ensemble régional, déjà tenté pour la couronne de Castille,
semble conduire à une impasse. Aussi a-t-il paru opportun de se tourner
vers une solution intermédiaire consistant à examiner en priorité les sources
diplomatiques d’un échantillon d’institutions considéré comme représentatif. Le choix s’est arrêté sur un ensemble de trois abbayes présentant une
forte cohérence. Les communautés de Vileña, Cañas et Herce, situées dans
le nord-est du royaume de Castille, à proximité de la frontière navarraise,
furent en efet fondées par les membres d’une même dynastie de magnats
castillans, les ricoshombres Haro 60. Ce point commun est susceptible de
faciliter l’analyse des liens unissant les cloîtres et l’aristocratie. Les dates
de fondation (1169 pour Cañas, 1222 pour Vileña et 1246 pour Herce)
s’échelonnent dans le temps sur près de 80 ans, ce qui ofre la possibilité
d’observer d’éventuelles évolutions dans les processus institutionnels, en
particulier dans l’attitude et le rôle de l’ordre cistercien. Leur importance
apparaît initialement moyenne, ce qui en fait de bons exemples des abbayes
de cette catégorie. Elles étaient suisamment proches les unes des autres
(à vol d’oiseau, 50 km séparent Vileña de Cañas et Herce se trouve à 80 km
de Cañas) pour que l’on ne puisse pas considérer a priori que leur environnement ait pu seul les conduire à suivre des trajectoires divergentes. En
revanche, elles étaient suisamment distantes pour se trouver au cœur de
petites régions bien individualisées, la Bureba, la Haute Rioja et la Basse
Rioja, garantissant ainsi une certaine variété des contextes naturels, économiques ou géopolitiques.
Les trois institutions demeurent relativement méconnues. Cañas
et Herce ont seulement été l’objet, dans les années 1980, de mémoires
58. PÉREZ CARAZO P., Santa María de Herce y su abadengo en la Edad Media, Logroño, IER, 2008.
59. En France, il faut se contenter de travaux académiques de portée limitée, comme le mémoire
de maîtrise consacré au temporel de l’abbaye de Maubuisson : BONIS A., Abbaye cistercienne
de Maubuisson (Saint-Ouen-l’Aumône, Val-d’Oise). La formation du temporel (1236 à 1356),
Saint-Ouen-L’Aumône, Service départemental d’archéologie du Val-d’Oise, 1990.
60. Voir cartes 1 et 2 en annexe.
31
LES RELIGIEUSES DE CASTILLE
de second cycle dirigés à l’université de Saragosse par Antonio Ubieto
Arteta. Leur apport principal consistait en une première transcription
des documents 61. L’un des auteurs, Pedro Pérez Carazo a poursuivi ses
recherches, soutenant en 2001 une thèse sur le monastère de Herce qui
aboutit à une publication en 2008 62. Très érudite et exhaustive, sa recherche
représente un apport important à la connaissance de la Basse Rioja
médiévale, mais ses analyses ne mettent pas le monastère en perspective
dans l’histoire du royaume ou de l’ordre cistercien.
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Un lignage de ricoshombres : les Haro
Ce groupe familial était originaire de Navarre. Les aïeux des fondateurs de Cañas avaient gouverné au XIe siècle, sous l’autorité du roi de
Pampelune, les territoires basques de Biscaye avec la fonction de comte.
Lors de l’annexion de la moitié occidentale de ce royaume en 1076, ils
passèrent sous la domination du roi de Castille et choisirent de servir
idèlement leur nouveau souverain pour retrouver une position politique
prééminente 63. Ils y parvinrent d’abord brièvement grâce à la proximité
entre Lope Díaz Ier (1126-1170) et le roi Sanche III (1157-1158), qui avait
fait de lui son alférez (porte-étendard). Son héritier, Diego López II de Haro
(1162-1214), œuvra à la promotion de son lignage en tirant un maximum
de proit de ses exils, parfois volontaires, dans les royaumes voisins 64. Il se
hissa alors, en termes de pouvoir et de prestige, au niveau des Lara et des
Castro, les plus puissants magnats, ou ricoshombres, du royaume de Castille.
Sa stratégie fut imitée et systématisée par ses successeurs qui connurent tous
des phases de conlit avec le souverain. Leur ief de Biscaye leur ofrait alors
un commode nid d’aigle à partir duquel ils n’hésitaient pas à mener des
razzias dans la Castille septentrionale.
Poussant encore plus loin cette logique, Lope Díaz III de Haro joua à
partir des années 1270 un rôle moteur dans les révoltes nobiliaires contre
Alphonse X le Sage. Cela lui valut une position de force au moment de
l’accession diicile de Sanche IV, en 1284, et il devint le principal conseiller
du roi, un privado, en 1287. Cet apogée fut de courte durée, car le roi it
supprimer l’année suivante ce personnage devenu trop encombrant. Son
frère et successeur, Diego López V de Haro, combattit Sanche IV depuis
l’Aragon, puis réintégra la société politique castillane après la mort de
61. JIMÉNEZ MARTÍNEZ C., Santa María de Cañas (1169-1474), 2 vol., mémoire inédit, Saragosse,
Universidad de Zaragoza, 1985 et PÉREZ CARAZO P., El monasterio de Santa María de Herce en la
Edad Media, 2 vol., mémoire inédit, Saragosse, Universidad de Zaragoza, 1986.
62. PÉREZ CARAZO P., Santa María de Herce, op. cit.
63. Cf. tableau de iliation en annexe.
64. BAURY G., « Diego López “le Bon”, Diego López “le Mauvais”. Comment s’est construite la
mémoire d’un magnat castillan du règne d’Alphonse VIII », Berceo. Revista riojana de ciencias
sociales y humanidades, 144, 2003, p. 37-92.
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INTRODUCTION
celui-ci, en 1295. Il joua les premiers rôles dans la guerre civile qui agita le
début du règne de Ferdinand IV et la régence de María de Molina, mais il
perdit Biscaye. La dynastie s’éteignit avec son ils, Lope Díaz IV de Haro,
disparu sans héritier en 1322 65.
Cañas, Vileña et Herce furent les seuls monastères fondés par le lignage
pendant ces deux siècles et demi 66. Les Haro nouèrent également des
relations étroites avec les bénédictins de San Millán de la Cogolla, au début
du XIIe siècle, puis avec les clunisiens de Santa María de Nájera, aux XIIe
et XIIIe siècles, mais ces institutions préexistaient à leur arrivée en Castille.
Parce qu’il fut répété à trois reprises, le choix de créer une abbaye de
moniales constituait donc une stratégie réléchie du groupe aristocratique.
Les trois fondations eurent toutefois chacune une place bien spéciique dans
l’histoire familiale, ce qui pouvait entraîner d’importantes nuances dans les
manifestations du patronage.
L’abbaye de Cañas fut fondée en 1169 par un chef de famille puissant
mais vieillissant, Lope Díaz Ier, et sa jeune épouse Aldonza (elle lui survécut
près de quarante ans) à qui l’institution était sans doute destinée. Il la dota
de domaines importants situés à proximité du cœur de son pouvoir, la ville
de Nájera dont il était le comte 67. Il la défendait au nom de la Castille
contre l’expansionnisme territorial du royaume de Navarre, restauré en
1134, qui occupait alors certains territoires castillans en Rioja, notamment
les environs de Logroño.
Une ille des comtes de Nájera, Urraca, créa en 1222 l’abbaye de Vileña.
Elle était brièvement montée sur le trône de Léon en épousant en 1187
Ferdinand II, un an avant la mort de celui-ci, et son douaire demeura
au cœur des relations tendues entre Castille et Léon de 1188 à 1202. Au
moment de la mise en place de la communauté, il s’agissait donc d’une
veuve âgée, relativement isolée dans son groupe familial et retirée de la vie
politique. Elle s’installa en Bureba, une région que les Haro gouvernaient
depuis peu et où leur patrimoine était relativement modeste. Son groupe
familial perdit d’ailleurs rapidement le contrôle de cet espace.
La fondation de Herce fut réalisée en 1246 par un cadet de famille,
Alfonso López de Haro, un frère de Diego López III qui cherchait à airmer
sa place au sein du lignage. De fait, ses descendants, bien que portant l’apellido
(surnom) Haro, constituèrent dès le règne d’Alphonse X (1252-1284) un
lignage concurrent de la branche principale de la famille, dont le nom fut
dès lors plus spéciiquement associé à Biscaye. Il utilisa pour son projet
65. BAURY G., « Los ricoshombres y el rey en Castilla : El linaje Haro, 1076-1322 », Territorio, Sociedad
y Poder. Revista de Estudios Medievales, 6, 2012, p. 56-74.
66. Le monastère de San Andrés de Arroyo avait été fondé par la comtesse Mencía, ille des comtes Lope
et Aldonza, mais son patronage demeura la propriété de la famille de son époux, les ricoshombres
Lara, qui contrôlaient la région environnante. Dans le royaume de Léon, le monastère d’Otero de
las Dueñas apparut également sous l’impulsion d’une petite-ille des mêmes comtes, María Núñez,
mais demeura déconnecté du reste de la famille.
67. Cf. carte 3 en annexe.
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LES RELIGIEUSES DE CASTILLE
monastique des propriétés provenant probablement du patrimoine de son
épouse, la cofondatrice María Álvarez, héritière des seigneurs de Cameros,
une zone éloignée du cœur géographique de la puissance des Haro.
Au-delà de la diversité des situations, il apparaît clairement que le
lignage Haro se tourna résolument vers les communautés féminines,
pourtant réputées moins puissantes et de rayonnement plus limité que
leurs homologues masculines. L’analyse de l’inluence des patrons sur le
recrutement de la communauté, des diférents services qu’ils recevaient de
l’abbaye et de la nature des engagements qu’ils prirent en retour doit éclairer
ce choix a priori paradoxal.
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Le corpus documentaire
Avant cette recherche, les fonds documentaires des trois institutions se
composaient, pour la période envisagée, de 85 pièces diplomatiques pour
Cañas, 153 pour Vileña et 53 pour Herce, soit une moyenne avoisinant une
centaine d’unités par institution. Sans être particulièrement étofé, ce corpus
paraissait assez représentatif des archives d’abbayes féminines ordinaires dans
la péninsule Ibérique 68. Les travaux académiques permettaient de disposer
d’une première tentative de reconstitution des chartriers de Cañas et de
Herce. Vileña possédait pour sa part un cartulaire médiéval, conservé
par l’Archivo Histórico Nacional de Madrid, dont María Pérez de Tudela
avait réalisé une solide édition critique 69. Complétant ce travail, un érudit
local avait édité un chartrier plus complet tenant également compte des
quelques documents originaux conservés par la communauté 70. Le présent
travail a tout d’abord impliqué une vériication systématique des transcriptions publiées par rapport aux originaux, ce qui a permis de rectiier
certaines erreurs et de remédier à quelques oublis. Il a ensuite été procédé
à un dépouillement complet des fonds encore inexplorés, notamment les
chartriers constitués à partir de collections privées ou d’accès diicile. Cette
démarche a permis de découvrir des documents qui, s’ils n’avaient pas fait
partie des archives de l’une des trois communautés, évoquaient directement
ses activités ou celle de ses membres. Le corpus s’est ainsi étofé de plus du
quart de son volume, atteignant un total de 364 textes.
L’histoire mouvementée des cisterciennes et de leurs archives depuis le
XIXe siècle explique la multiplicité des lieux de conservation de la documen68. Pour la même période, le fonds exceptionnel de la grande abbaye royale de Las Huelgas de Burgos
rassemble 748 chartes. Les archives de trois institutions léonaises s’avèrent aussi particulièrement
riches : Carrizo compte 608 pièces, Gradefes 550, Otero de las Dueñas 277. Mais beaucoup d’autres
institutions n’ont conservé qu’une cinquantaine de documents ou moins.
69. PÉREZ DE TUDELA M. I., El monasterio de Vileña en sus documentos. El códice del AHN, Madrid,
Universidad Complutense, 1977.
70. CADIÑANOS BARDECI I., El monasterio de Santa María la Real de Vileña, su museo y cartulario,
Villarcayo, 1990.
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INTRODUCTION
tation. Les biens des communautés religieuses furent conisqués par les
gouvernements libéraux, notamment celui de Mendizábal en 1836. Cette
Desamortización devait théoriquement conduire à la centralisation de
leur documentation à Madrid, d’abord à la Real Academia de la Historia
en 1850, puis à l’Archivo Histórico Nacional, créé dans ce but en 1866.
Pourtant, les fonds documentaires des abbayes conservés à l’AHN sont
demeurés incomplets. Pour la période des XIIe et XIIIe siècles, cette institution ne conserve pas plus de quarante-neuf parchemins originaux, tous
en provenance de Cañas, ainsi que le cartulaire médiéval de Vileña. La
documentation d’époque moderne, où l’on trouve parfois de précieuses
copies de textes médiévaux, comme l’inventaire et le cartulaire de Herce, y
est toutefois beaucoup mieux représentée.
À la diférence de leurs confrères, la majorité des communautés
féminines, celles qui étaient suisamment peuplées, ne furent pas concernées
par l’Exclaustración, les mesures de suppression des communautés de
1836-1837. Cela leur laissa la possibilité de développer au cas par cas des
stratégies de résistance aux coniscations de documents. Ainsi l’anecdote
de la nonne dissimulant des livres sous son habit, un topos des chroniques
de ces événements, correspond bien à une réalité. Les communautés qui
survécurent conservèrent une partie de leurs archives médiévales (comme
Cañas ou Vileña), voire la totalité (ainsi Herce ou Las Huelgas). Mais la
diversité des situations prédomina. Certaines liasses aboutirent dans les
Archivos Provinciales (l’équivalent espagnol des Archives Départementales
françaises). Dans certains cas, les archives diocésaines héritèrent de collections presque complètes (c’est le cas à Léon pour 609 documents des
archives d’Otero de las Dueñas). Dix parchemins médiévaux de Cañas
aboutirent même entre les mains de particuliers dans des circonstances
inconnues, avant d’intégrer la Biblioteca Nacional de España de Madrid par
le biais d’un legs. Dans ces circonstances, beaucoup de chartes disparurent.
Par ailleurs, au cours des deux derniers siècles de leur histoire,
un grand nombre de communautés ont déménagé ou fusionné.
Leurs archives ont suivi leurs tribulations. Ainsi la documentation
médiévale de Herce se trouve désormais à Santo Domingo de la Calzada,
auprès de la communauté qu’une partie des moniales rejoignit en 1835.
Composée de trente-trois parchemins originaux pour la période choisie,
dont deux pancartes, ce fonds abrite la quasi-totalité des textes mis en
œuvre dans cette étude pour cette institution. Après l’incendie de leur
monastère en 1970, les moniales de Vileña s’installèrent quant à elles à
Villarcayo, à cinquante kilomètres au nord. C’est dans leurs murs que se
trouvaient les quinze originaux pris en compte ici au moment de cette
recherche. Depuis cette époque, la communauté, réduite à trois moniales,
a abandonné en 2009 ses locaux pour rejoindre le monastère
de San Felices de Burgos, appartenant à des religieuses de l’ordre de
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LES RELIGIEUSES DE CASTILLE
Calatrava, emportant avec elles leurs archives 71. Ces fonds privés s’avèrent
d’autant plus diiciles à consulter qu’ils ne sont généralement ni publiés
ni inventoriés et que leur accès demeure conidentiel. La communauté de
Cañas, enin, ne connut pas d’accident majeur au cours de son histoire,
mais ses archives ne conservent aujourd’hui qu’un seul document original
du XIIIe siècle, qui contient lui-même trois textes.
Les inventaires d’archives et les cartulaires d’époque moderne permettent
de cerner assez précisément l’étendue et la nature des pertes. Dans le cas
de Cañas, deux inventaires, le « Tumbo » de 1626 et le « Prontuario » de
1814, ont ainsi subsisté 72. Pour Vileña, le cartulaire des XIIIe-XIVe siècles et
le « Tumbo » de 1794 se complètent 73. Un cartulaire de 1760 provenant
de l’abbaye de Herce a également été conservé 74, ainsi qu’un inventaire
du XVIe siècle 75. Grâce à ces manuscrits, la quasi-totalité des textes de ces
institutions remontant à la période choisie ont laissé une trace. La comparaison entre les documents mentionnés par ces sources de seconde main et
les originaux subsistants permet donc d’évaluer la rigueur des inventaires,
la qualité des transcriptions et surtout la quantité de textes perdus. Ainsi,
dans le cas de Herce, un seul original provenant de ses archives a été omis
dans le cartulaire de 1760, et un seul document reproduit par l’archiviste
a disparu du fonds. Le chartrier peut ainsi être considéré comme exhaustif
et la grande majorité des textes sont transmis par des originaux. Les
vingt et un actes copiés dans les deux pancartes font igure d’exception :
aucun d’entre eux n’a subsisté sous sa forme originelle 76. Les documents
concernés, datés entre 1242 et 1271, sont le plus souvent (trois fois sur
quatre) résumés ou tronqués, ce qui pose des problèmes de critique.
On ne peut porter un jugement aussi déinitif sur les archives de Cañas.
L’abbaye ne it pas procéder à des transcriptions systématiques à l’époque
moderne et les inventaires de 1626 et de 1814 mentionnent l’existence
d’une cinquantaine de documents perdus au XIXe siècle pour autant
71. Leurs objets d’art ont quitté leur petit musée de Villarcayo et se trouvent désormais à Burgos.
Ainsi le sarcophage de la fondatrice, la reine Urraca, est aujourd’hui exposé au Museo del Retablo.
72. Tous deux conservés sans cote dans les archives de l’actuelle communauté de Cañas.
73. AHN, codex 1168B, et archives de la communauté de Vileña, sans cote.
74. Sous le titre Compulsa de los instrumentos comprehendidos desde el número uno hasta el número sessenta
y seis inclusive, que se hallan en este archivo del Real Monasterio de Santa María desta villa de Erze, que
han sido trasladados por mano de don Juan Antonio Ruiz de Reajal, presbítero beneficiado de Arnedillo,
siendo abadesa la mui ilustre señora doña María Arnedo, siendo maiordoma cilleriza doña María
Agustina Castexón. Año de 1760. AHN, Clergé, liasse 2862 (contenant deux livres).
75. AHN, Clergé, livre 5760, intitulé : Este es el inbentario de los Papeles Prinçipales deste Archivo de las
Monjas de Herce.
76. Les deux pancartes sont conservées dans le fonds de Herce auprès des bernardines de Santo Domingo
de la Calzada. La première, portant la cote 19, mesure 523 x 215 mm et comporte douze textes
(Herce, nos 4 à 8, 17 à 19, 21, 24, 44 et 45). La moitié d’entre eux seulement portent une date. La
seconde, cotée 18, mesure 760 x 215 mm et comporte neuf textes dont aucun n’est daté, même si
l’on peut établir qu’ils avaient été rédigés entre 1246 et 1271 (Herce, nos 16, 23, et 46 à 52). Les
critères paléographiques laissent à penser qu’elles sont de peu postérieures aux dates des actes. Il
s’agit pour l’essentiel d’opérations foncières de petite envergure.
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INTRODUCTION
d’originaux subsistants. Une dizaine de ces chartes disparues seulement
sont connues par ailleurs grâce à des copies intégrales comme celles réalisées
au XVIIIe siècle par les moines de San Millán de la Cogolla dans le manuscrit
intitulé « collection Minguella ». Les deux cinquièmes du fonds ne peuvent
donc être approchés autrement que par des résumés tardifs. Il est en outre
possible que quelques documents aient disparu sans laisser de traces, car les
auteurs des inventaires ne furent pas parfaitement rigoureux. On peut en
efet dénombrer dix-sept omissions dans le Tumbo et trente-quatre dans le
Prontuario. Huit documents connus par leurs originaux échappèrent même
aux deux archivistes, qui avaient pourtant pour mission d’élaborer un
nouveau classement raisonné. La coïncidence laisse perplexe. Il pourrait s’agir
de pertes intervenues avant le début du XVIIe siècle. La qualité du chartrier
de Cañas n’est donc pas idéale, même si les résumés d’époque moderne
compensent dans une certaine mesure la quasi-totalité des disparitions.
Avec ses 164 textes du XIIIe siècle, le chartrier de Vileña constitue quant
à lui la série la plus importante des trois abbayes, mais peut-être aussi la plus
incomplète. De manière atypique pour la Castille, ce fonds d’archives subit
d’importantes pertes avant même le XIXe siècle, comme l’indiqua l’auteur
du Tumbo en 1794. Seuls trois originaux sur les dix-huit transcrits dans ce
manuscrit ont été perdus depuis. Étrangement, ces disparitions précoces
sont liées à la réalisation du cartulaire médiéval de l’abbaye, puisqu’aucun
original n’a subsisté parmi les textes qui s’y trouvèrent copiés. Seul le double
chirographique du document fondateur a été conservé dans les archives
de Las Huelgas. Les documents royaux, dont les textes n’avaient pas été
inclus dans le cartulaire, ont en revanche été préservés. En conséquence,
les quatre cinquièmes des textes connus pour Vileña au XIIIe siècle le sont
exclusivement par le cartulaire. Pour autant, le processus de destruction
échappe à toute tentative d’explication.
Il est donc essentiel de déterminer la logique de réalisation de ce cartulaire, qui s’avère particulièrement complexe. Dans l’étude codicologique
de référence, José Manuel Ruiz Asencio avait repéré l’intervention de
six scribes diférents (A à F), opérant entre le milieu du XIIIe et le début du
XIVe siècle 77. La présente recherche a permis d’identiier deux intervenants
supplémentaires : le premier, A’, qui succéda immédiatement au copiste A 78;
le second, D’, qui avait été confondu avec D. Bien qu’ils eussent conscience
de participer à une entreprise cohérente, puisqu’ils écrivirent parfois sur les
cahiers de leurs prédécesseurs et que, lorsque ce n’était pas le cas, ils prirent
soin de choisir le même format, ils transcrivirent souvent les mêmes textes,
ce qui laisse à penser qu’ils n’avaient pas complètement lu le travail réalisé
77. « El códice diplomático del Monasterio de Vileña », Homenaje a don Agustín Millares Carlo, t. 1,
Gran Canaria, 1975, p. 57-67.
78. Il avait déjà été identiié au hasard de ses recherches en archives par Ramón MENÉNDEZ PIDAL, qui
le désigna sous la lettre B dans Documentos lingüísticos de España, t. 1 : Reino de Castilla, Madrid,
Centro de Estudios Históricos, 1919, rééd. Madrid, CSIC, 1966, p. 64.
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LES RELIGIEUSES DE CASTILLE
avant eux : près du tiers des 183 textes du cartulaire s’avèrent ainsi être des
doublons. Le codex fut assemblé tardivement, à la in du XIVe siècle ou au
début du XVe 79. Le relieur ne prit pas non plus la peine de compulser les
feuillets, ou peut-être n’arrivait-il pas à les déchifrer : il it se succéder les
neuf cahiers dans un désordre absolu. Un cahier au moins avait déjà été
perdu. Le fonds de Vileña demeure donc incomplet et il est impossible de
connaître la quantité de textes manquants.
Au sein même du cartulaire, le nombre et la qualité des copies varient
sensiblement d’un scribe à l’autre. Le scribe A s’avère le plus iable. Il copia
sur quatre quaternions 74 textes couvrant la période 1221-1232, soit près
de 60 % de la matière première fournie par le cartulaire. Son intervention
a été jusqu’à présent datée du milieu du XIIIe siècle par une approche paléographique 80. Les critères internes indiquent plutôt qu’il arrêta son activité
de copie en 1232, ce que ne contredisent pas formellement les caractéristiques de l’écriture. Il classa les textes dans un ordre chronologique approximatif. Les diférences d’intensité de l’encre qu’il a employée indiquent sa
méthode de travail : il a généralement recopié l’eschatocole des actes dans
une seconde phase, après en avoir reproduit le dispositif et mentionné les
garants. Cette méthode lui valut d’oublier la formule inale de datation à
neuf reprises. A’ prit le relais, ajoutant sept textes sur le dernier cahier que
son prédécesseur avait laissé inachevé – ce qui permet de penser que rien ne
s’est perdu du travail de A 81. A’ copia des actes passés entre 1223 et 1233,
dont quatre avaient déjà été transcrits par A. Sa période d’activité se limita
probablement aux années 1232 et 1233. Les doublons montrent que les
copies réalisées par A’ étaient moins idèles au texte que celles de A, qui
doivent être systématiquement préférées.
B fut le second intervenant majeur du cartulaire. Il produisit 95 copies,
qui occupent quatre cahiers du cartulaire, trois quaternions et un trinion.
Sa dernière transcription s’arrête net au milieu d’une phrase, en bas d’une
page concluant un cahier, preuve qu’il manque une partie de son travail 82.
Comme le conirment les caractéristiques de sa gothique cursive, il travailla
peu après 1295, date du plus tardif des textes transcrits de sa main. Les
cahiers qu’il avait fait confectionner étaient similaires à ceux utilisés par A
et A’, mais le parchemin était de qualité nettement inférieure. Pour autant, il
ne tint aucun compte de leur travail. La moitié de ses copies avaient en efet
déjà été réalisées par l’un ou l’autre de ses prédécesseurs. L’ordre dans lequel
il les réalisa ne laisse par ailleurs transparaître aucune logique géographique
79. RUIZ ASENCIO J. M., « El códice diplomático del Monasterio de Vileña », op. cit., p. 59.
80. Cette datation a été proposée par RUIZ ASENCIO J. M., « El códice diplomático del Monasterio
de Vileña », op. cit., et reprise par PÉREZ DE TUDELA M. I., El monasterio de Vileña, op. cit., p. IX.
81. Il intervint sur les actuelles pages 12 à 16. Son écriture est similaire à celle de A, mais sa capitale « I »
est beaucoup plus décorée, le ductus de sa capitale « E » (dans « Era », notamment) difère, ainsi que
celui du « x » des chifres romains, du « et » tironien, du « q » et du « s ». Son écriture se caractérise
par des traits plus épais que ceux de A, et l’emploi d’une encre de meilleure qualité.
82. AHN, codex 1168B, p. 96.
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ou temporelle. Son absence de méthode le conduisit à reprendre lui-même
deux fois le même texte à huit reprises. Le nombre important de doublons
permet de confronter son travail à celui de A : il prenait beaucoup de
libertés avec le texte originel, suivant en outre des modalités variables. La
plupart du temps, il réalisait un résumé de l’acte, dans lequel il omettait
parfois la date. D’autres fois, il copiait l’essentiel du texte en évacuant
seulement l’eschatocole. Il conservait cependant toujours les listes de
témoins, dont il se contentait même pour certains actes, tandis que pour
d’autres, il copiait seulement le texte concernant la prise de possession de
la propriété. Faute de meilleure tradition, il faut se contenter de sa version
pour quarante-sept actes du XIIIe siècle.
Les autres intervenants, C, D, D’, E et F, ne produisirent à eux
cinq que huit copies, dont quatre de la seconde moitié du XIIIe siècle qui
avaient échappé à l’attention de B. La chronologie absolue et même relative
de leur travail est diicile à ixer. Le copiste appelé D par José Manuel
Ruiz Asencio intervint sur un feuillet isolé dans le codex (p. 97-98), et
sur la première et la dernière page du neuvième cahier du codex (p. 127
et 134). Malgré d’importantes similitudes, l’écriture de la p. 127 semble
se singulariser suisamment pour que l’on puisse l’attribuer à un autre
copiste, D’ 83. Ne sont donc attribuables à D que trois textes datés de
1253 à 1275 (comprenant un texte dont B avait proposé une version
prenant beaucoup de libertés avec les formes diplomatiques), tandis que
D’ transcrivit deux documents de 1257 et 1266. Le principal rédacteur du
neuvième cahier, à partir de sa seconde page, est le scribe C, qui produisit
un inventaire de propriétés du monastère (p. 128-134) dont María Pérez
de Tudela a pensé qu’il pouvait être l’auteur 84. Les personnages mentionnés
comme propriétaires limitrophes apparaissent cependant dans les textes
des années 1221-1234, ce qui montre que C n’a fait que copier – à la in
du XIIIe siècle, si l’on se ie à son écriture – un inventaire datant du début
des années 1230 ou au plus tard de la in des années 1240. Plus loin,
sur la dernière page du codex (p. 134), E abrégea le texte d’une donation
faite à l’abbaye entre 1234 et 1250, qu’il transforma en un inventaire de
la propriété concernée. Enin, proitant d’une page laissée vierge par ses
prédécesseurs p. 133, F résuma un document daté de 1327 ou de 1332,
sans doute peu après l’acte.
Les textes du cartulaire de Vileña posent donc divers problèmes de
critique, particulièrement importants pour ceux qui ne sont connus que
par le travail de B. Trente-quatre d’entre eux, notamment, ne sont pas
datés. La perte d’une partie du chartrier dont il est diicile d’apprécier
l’importance peut entraîner des efets de sources. Il est notamment tentant
83. Les diférences portent notamment sur le ductus du « et » tironien, du « g », et du « C ».
84. C’est ce qu’elle suggère tacitement en classant ce document à la date estimée de sa copie (Vileña I,
p. 97-104, nos CXXVI-CXXIX).
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LES RELIGIEUSES DE CASTILLE
d’expliquer ainsi la forte surreprésentation des textes rédigés entre 1221
et 1234 (qui représentent près des deux tiers du corpus) et surtout l’absence
complète d’écrits pour les années 1234-1246. Pourtant, les deux phénomènes peuvent également s’expliquer, comme il apparaîtra par la suite, par
des cycles propres à l’histoire de l’abbaye et notamment par l’évolution des
relations avec ses patrons. La répartition chronologique des transcriptions
de B conirme l’importance des oscillations de la production documentaire
à Vileña. Près de 70 % des textes qu’il a copiés sont antérieurs à 1234, soit
la même proportion que pour l’ensemble du chartrier.
Les archives des trois monastères étudiés en priorité, Cañas, Vileña et
Herce, ne posent inalement pas de problème majeur de mise en œuvre.
Leur relative modestie, relet assez idèle du statut de chacune de ces institutions, représente leur seule limite. Aussi le parti a-t-il été pris d’en compléter
les informations, chaque fois que cela s’est avéré nécessaire, par des informations tirées des chartriers d’autres communautés féminines castillanes,
dont la critique sera efectuée au cas pas cas.
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